[Interview] Benoît Solès : « Je me dois de porter Turing jusqu’au bout de l’aventure »
A l’occasion de la 54ème édition du Festival Off d’Avignon, j’ai pu aller à la rencontre de Benoît Solès, qui est actuellement à l’affiche de la pièce La Machine de Turing, qu’il a également écrite et qui a obtenu 4 Molières lors de la 31e Nuit des Molières. La pièce – qui fut mon coup de cœur du Festival OFF 2018 – se joue à guichets fermés du 5 au 28 juillet 2019 à 10h10 au Théâtre Actuel.
Bonjour Benoît, vous avez créé l’an passé La Machine de Turing, pièce que vous avez écrite et dans laquelle vous jouez également. Pouvez-vous nous présenter la pièce ?
En quelques mots, c’est une pièce de théâtre qui raconte la vie d’Alan Turing, mathématicien anglais, une espèce de Mozart des mathématiques, qui est célèbre pour plusieurs choses. Tout d’abord, pour avoir hacké, décrypté, décodé le code secret qu’utilisait les nazis pour leur communication durant la seconde guerre mondiale. Ensuite, pour être l’inventeur théoricien de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Et enfin, de façon plus romantique je dirais et tragique aussi, pour une trajectoire personnelle qui l’emmène au suicide en trempant une pomme dans le cyanure en hommage à Blanche-Neige, personnage qu’il affectionnait. Et il a fait ça suite à une condamnation pour homosexualité qui l’avait vu être condamné à la castration chimique. C’est très difficile de pitcher Turing en quelques mots car c’est un personnage immense qui a une grande influence sur le monde d’aujourd’hui. C’est un homme qui a changé le monde et j’ai voulu à la fois lui rendre hommage, car j’ai eu l’idée de faire une pièce sur lui il y a plus de 10 ans, et puis aussi d’écrire une sorte de plaidoyer universel pour la tolérance.
D’ailleurs, comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Alan Turing, un personnage historique assez méconnu ?
Surtout il y a dix ans, il ne l’était vraiment pas. Il n’y avait pas eu le film et il n’était pas encore réhabilité. Je suis tombé sur lui par hasard, en surfant sur Internet. Et j’ai tout de suite eu envie de contribuer à sa réhabilitation. Et j’ai aussi eu l’instinct qu’il pouvait être un grand personnage de théâtre avec ce côté justement étrange, à la fois sympathique et fou, génial et enfantin, parfois comique, parfois tragique, mais toujours romantique. Je me suis dit : « il y a là une sorte de héros absolu qu’il me plairait de jouer, de défendre ».
Récemment, la pièce a obtenu 4 Molières, dont celui de Meilleur Auteur et de Meilleur Comédien pour vous. Qu’avez-vous ressenti lors de cette soirée ?
J’ai bien sûr ressenti une grande fierté, mais quand on reçoit ces récompenses, c’est surtout une émotion d’être reconnu « par ses pairs ». Parce que, bien sûr, il y a la cérémonie, la télévision, le smoking, la statuette mais, plus encore que tout ça, ce qui est beau, c’est que c’est l’Académie qui vote, c’est-à-dire tout le métier. Et, que le métier ait choisi de récompenser le spectacle, ça me touche énormément. Et puis, de me récompenser à titre personnel, je me dis qu’ils ont peut-être, sans parler à leur place, récompensé la rencontre avec un personnage, l’achèvement d’un projet qui avait du sens et puis aussi peut-être le parcours d’un comédien que je suis depuis maintenant 25 ans déjà. Donc c’était beaucoup d’émotions par rapport à cette reconnaissance que je ne perçois pas d’ailleurs du tout comme un accomplissement, mais plutôt comme des encouragements à continuer.
Juste avant les Molières, vous aviez été victime d’une « polémique » au sujet du texte de la pièce. Comment l’avez-vous vécu ?
Je l’ai vécu comme un sentiment d’injustice car, dès l’édition du texte en juillet de l’année dernière à L’Avant-Scène, j’avais indiqué m’être inspiré, et ce mot là est très important, de la biographie qui date de 1983 de Andrew Hodges, d’une pièce que je cite dans l’Avant-Scène comme source d’inspiration qui s’appelle Breaking the Code de Hugh Whitemore et puis des archives qui ont été déclassifiées entre temps.
Donc, suite à la nomination comme Meilleur auteur, il y a eu une polémique dont j’aurais pu comprendre une certaine partie et dont il était impossible de comprendre une autre partie. La partie compréhensible c’est que des gens se posent la question de la frontière entre « œuvre originale » et « adaptation ». A partir de quel moment une pièce basée sur la vraie vie d’un homme, est-ce que c’est une œuvre originale ou adaptée ? Mais adaptée de quoi ? Parce qu’au fond ma pièce elle est avant tout inspirée de la vie de Turing, et d’autres éléments qui ont été issus de ça. Donc il y a la vie de Turing, puis il y a une biographie, puis il y a une première pièce, puis il y a un téléfilm, puis il y a un film, puis il y a une infinité de romans, de livres, d’essais, d’articles. Et ma pièce est la somme de tout ça avec par-dessus ma sensibilité et ma vision. Donc j’aurais dû dire quoi ? Que c’était adapté de 45 choses différentes ? Non, c’est une pièce inspirée de la vie de Turing et, par honnêteté, j’ai exprimé qu’elle était inspirée sur les choses les plus anciennes, c’est-à-dire la biographie et la pièce anglaise. A partir de là, on pouvait discuter de cette histoire de frontière, d’adaptation, d’éligibilité aux Molières et tout ça. En tout cas, les Molières ont bien jugé que j’étais éligible.
Ce qui était insupportable, c’est la jalousie d’un confrère auteur qui n’a pas supporté ce succès et qui est allé inventer une histoire de plagiat. Le plagiat, pour moi il est fondé quand il est basé sur de la malhonnêteté, sur de la dissimulation. Comment est-ce qu’on pouvait écrire un article m’accusant de plagier une œuvre dont moi-même je disais m’être inspiré ? Tout cela est derrière moi désormais et, pour finir, car je n’ai plus vraiment l’intention d’en parler, j’ai voulu comme je l’ai toujours fait aller au-devant du journaliste qui m’a accusé. Et je suis aussi allé au-devant des ayant-droits de la pièce anglaise qu’on m’accuse d’avoir plagié et j’ai obtenu d’eux un contrat qui stipule que ma pièce n’est ni un plagiat, ni même une adaptation mais est simplement inspirée entre autres de la leur comme je l’avais toujours dit. Donc aujourd’hui l’affaire est close.
La pièce a été un énorme succès à Avignon l’an passé. Elle a été reprise à Paris dans la foulée. Comment expliquez-vous cet engouement ?
Ce serait présomptueux d’expliquer parce que quelque chose m’échappe au fond dans tout ça. Un tel succès populaire sur un sujet pas si simple… Aujourd’hui, j’entends parfois des gens dire : « Oh c’est facile, l’informatique, l’homosexualité, ce sont des sujets à la mode ». Oui, peut-être. Il n’en reste pas moins que, quand j’ai commencé à démarcher quelques structures de subventions ou même quelques personnes, on m’a dit : « Une pièce sur un mathématicien qui se suicide, ça ne marchera jamais ». Moi, je n’avais aucune idée de si ça allait marcher ou pas. J’avais simplement le désir de défendre l’homme. Et j’ai été stupéfait dès les premières représentations de voir à quel point le public était touché, je dirais presque transpercé par cette histoire, quel que soit l’âge, quel que soit la sexualité, quel que soit les origines, quel que soit les centres d’intérêt, quel que soit l’élément qui ait emmené les gens à venir voir Turing : l’histoire de la seconde guerre mondiale, l’histoire de l’informatique, l’histoire d’un homme, qu’on soit homo, hétéro, qu’on s’attache à son bégaiement, à son autisme, à son homosexualité, à rien de tout ça. Peu importe. La pièce doit avoir quelque chose qui transperce, qui dépasse ça, qui m’échappe moi-même et c’est fantastique. Aujourd’hui, que ce soit au Théâtre Michel où elle se joue tous les soirs ou ici au Théâtre Actuel où elle se joue tout le mois de juillet, je vois des publics de tous les âges : des scolaires, des grands, des petits, qui sont accrochés, presque fascinés par cette histoire et je trouve ça magnifique. Et donc ça me donne une seule exigence, c’est d’essayer de continuer à incarner avec Amaury De Crayencour l’histoire de la façon la plus belle et la plus intègre possible. Mais, au fond, le pourquoi du comment, moi-même je l’ignore.
Avant La Machine de Turing, les spectateurs vous connaissaient davantage comme comédien. Vous aviez pourtant déjà écrit une pièce en 2011. Comment vous est venu cette passion pour l’écriture ?
Ça remonte en effet à une quinzaine d’années. Je commençais à avoir le besoin d’écrire. Peut-être afin de donner à l’acteur, au comédien que je suis avant tout, une autre facette, une autre vision. Ça aurait pu être de la mise en scène, peut-être que j’en ferais. J’avais envie d’enrichir l’acteur par un autre aspect du travail théâtral. Donc c’est venu sur l’écriture parce que je suis assez littéraire, j’aime bien les textes, j’aime bien écrire. J’ai écrit une première pièce très personnelle, une seconde que Didier Long avait essayé de monter. Et puis, il y a eu cette troisième sur Tennessee Williams et finalement tout ça m’a emmené à Turing parce que la structure – la fameuse structure qu’on me reproche aussi d’avoir copié d’ailleurs – cette structure que j’ai utilisé pour La Machine de Turing, c’est exactement la même que j’avais utilisé pour Appelez-moi Tennessee. Je dirais que ça a été un parcours, une évolution naturelle mais je considère être avant tout un comédien qui écrit et qu’on m’ait donné le Molière de l’auteur, pour moi, c’est absolument incroyable, vertigineux. Et celui du comédien, j’en rêvais, c’est arrivé. C’est complètement fou.
Avez-vous d’autres projets qui se profilent à l’horizon après le Festival OFF 2019 ?
Ça va être La Machine de Turing encore pour un grand moment puisque la pièce continue à Paris. Moi je vais revenir la jouer à Paris à la fin du mois d’août et pendant les fêtes de Noël. Et puis surtout je vais partir faire une très grande tournée puisque on va jouer La Machine de Turing, en comptant les festivals, durant près de 189 représentations ce qui est quasiment un record. On va jouer bien sûr en banlieue, en province, mais aussi en Belgique, en Suisse, à Monaco, au Liban, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie, aux Etats-Unis, au Canada. Partout. Donc ma mission pour l’année, voire l’année et demi qui vient, et peut-être même les deux années qui viennent, c’est de continuer à jouer La Machine de Turing. Je réfléchis à d’autres projets d’écriture, mais pour l’instant je ne peux pas accepter d’autres projets de comédiens car je me dois de porter Turing jusqu’au bout de l’aventure.
Le festival ne fait que commencer, mais auriez-vous un coup de cœur à partager pour ce Festival OFF 2019 ?
Très naturellement, je peux parler de la pièce de mon metteur en scène Tristan Petitgirard qui s’appelle Des Plans sur la comète. C’est sa nouvelle création. J’avais été son interprète dans Rupture à Domicile, une pièce que j’ai eu le bonheur de jouer 400 fois. Et là c’est sa nouvelle comédie, écrite et mise en scène par lui, donc c’est vraiment la pièce que j’attends le plus d’aller voir. Et puis, sans être prosélyte ou chauvin, je dirais qu’il y a chez Atelier Théâtre Actuel une qualité de programmation dans tous les spectacles qu’ils font parce que chez Atelier Théâtre Actuel, ils produisent ou co-produisent chacun des spectacles qui sont dans ce lieu. Je dirais qu’il y a presque un label maintenant de qualité chez Atelier Théâtre Actuel. Donc j’encourage vraiment les gens à venir dans ce théâtre, à venir découvrir les spectacles qui sont très différents. Du spectacle de Guillaume Marquet sur Johnny (ndlr : Les Gens m’appellent…) jusqu’au spectacle plus engagé comme Les filles aux mains jaunes ou la nouvelle pièce de Jean-Philippe Daguerre, La Famille Ortiz, on a là une qualité de spectacles formidables. Donc je me ferai un plaisir d’aller voir toutes les cases de programmation d’Atelier Théâtre Actuel en priorité.
Pour conclure, je vous laisse le mot de la fin.
Au festival d’Avignon, qui est une espèce de bouillon de chaleur, d’énergie, de théâtre, de rencontres, il faut se laisser aller au gré de ses envies, c’est-à-dire écouter ce que la rumeur vous dira d’aller voir, vous laisser entraîner là où vos amis vous entraîneront et puis aussi, un jour, aller voir le spectacle que personne d’autre que vous n’aura envie d’aller voir, le truc un peu étrange, un peu loin, à un horaire un peu improbable, sur un sujet improbable mais qui vous aura titillé. Et c’est peut-être à ce moment là que vous ferez votre plus belle rencontre.
Un grand merci à Benoît Solès d’avoir pris le temps de répondre à mes questions.
La Machine de Turing (1h30)
- Auteur : Benoît Solès
- Metteur en scène : Tristan Petitgirard
- Avec : Benoît Solès et Amaury De Crayencour
A l’affiche du Théâtre Actuel à Avignon du 5 au 28 juillet 2019 à 10h10. Représentation exceptionnelle le 22 juillet à 11h50. Plus d’infos sur : http://theatre-actuel.com
A l’affiche également du Théâtre Michel à Paris jusqu’au 4 janvier 2020 du mardi au samedi à 21h. Plus d’infos sur : www.theatre-michel.com
[…] Si vous voulez en savoir plus, je vous invite à lire l’interview de Benoît Solès faite lors de l’édition 2019 du Festival OFF d’Avignon. […]